Philippe Juvin : « Ce que j’ai vu en Ukraine »
Philippe Juvin, conseiller politique de notre mouvement et chef des urgences de l’hôpital européen Georges-Pompidou à Paris, témoigne des deux semaines qu’il vient de vivre en Ukraine.
Je suis parti récemment en Ukraine comme médecin, avec la volonté d’aider. J’y suis allé seul, sans organisation. Avec en poche une simple adresse de clinique, deux lourds sacs de matériel médical, de la morphine et quelques médicaments. Là-bas, j’ai soigné dans des caves transformées en hôpitaux. J’ai donné des conférences médicales et des cours de sauvetage au combat à des militaires du front et à des civils à l’arrière. J’ai beaucoup appris sur un peuple courageux. Ce sont ces réflexions que je veux livrer, avec les limites d’une observation faite du terrain, sans la hauteur que l’éloignement permet parfois.
La première observation est celle de la guerre. À partir de 23 heures, aucune lumière ne doit s’échapper d’aucune fenêtre. Je suis arrivé dans la nuit. Dix minutes après avoir pris possession de ma petite chambre d’hôpital, les sirènes ont retenti dans toute la ville. Au loin, deux bruits semblables à des explosions. Ces sirènes nous sont familières en France car on les entend chaque premier mercredi du mois en guise d’exercice dans nos communes. Mais là, c’est pour de vrai. Elles signifient qu’un avion ennemi ou un missile franchit les limites de votre région. Sauf à Lviv où on nous obligeait parfois à nous abriter, elles sont si fréquentes que la majorité des habitants continue à vaquer à ses occupations. Au bout de deux jours sur place, et à raison d’une dizaine d’alertes par jour, vous vous surprenez à ne même plus les entendre. Une nuit, harassé, je décidais de continuer à dormir malgré elles, comme on le fait quand un réveil tente de vous hisser vers le monde conscient et que vous décidez quand même de ne pas interrompre votre rêve.
Les premiers jours, on est surpris qu’il existe une vie, avec des restaurants ouverts et des enfants qui vont à l’école. Mais la guerre est partout: les longs gémissements des sirènes, les bâtiments détruits, les checkpoints, les statues emballées dans les rues, l’interdiction de photographier, les soldats cagoulés dans leurs tranchées, les fenêtres des hôpitaux calfeutrées et leurs blocs opératoires dans les caves, les panneaux indicateurs maquillés, les milliers de réfugiés dans les villes, les voitures abandonnées à la frontière par ceux qui ont décidé de passer à pied, les lents et pointilleux contrôles douaniers. L’inquiétude est omniprésente et elle devient votre seule compagne. Et encore ne suis-je resté que deux semaines.
La seconde observation concerne la détermination des Ukrainiens. Pas un, de l’ouvrier à l’ingénieur, de la jeune femme à l’homme mûr, n’imagine perdre cette guerre. Tous sont certains que, à la fin, les Russes seront chassés. Et quand vous posez la question de la Crimée, on vous fait répéter. Car la question n’existe pas pour eux. Pas un n’imagine finir la guerre sans la reprendre. « C’est notre Alsace-Lorraine », me dit ce professeur de français. Partout fleurissent des centres d’entraînement pour les civils de 16 à 60 ans. Permettent-ils de faire un combattant en deux journées ? Sans doute pas. Mais grâce à eux, la population est mobilisée. Chacun des hommes que j’y croisais me faisait penser à un soldat de l’an II. Mal équipé, mais « La liberté ou la mort ».
La troisième observation procède de la précédente. Les Russes savent que s’ils parvenaient à conquérir l’Ukraine, ces millions de civils entraînés seraient une menace telle qu’il leur faudrait 2 millions d’hommes pour tenir le pays. Ils ne les ont pas. C’est pourquoi il est probable que Poutine jouera l’arme du temps, comme en Syrie. Comment ? Fortifications dans l’Est et en Crimée et de là, envois de missiles et d’avions pour détruire tout ce que l’Ukraine compte d’infrastructures, sans exclure l’hypothèse de l’utilisation d’armes chimiques ou nucléaires tactiques. Les Russes ont probablement utilisé du sarin en Syrie, non pas de façon massive comme on s’y prépare en Ukraine, mais dans de simples grenades. Il faut s’attendre à revivre la même chose ici. Ce scénario d’usure aura pour but d’affaiblir la résistance des Ukrainiens et la patience des Occidentaux. L’augmentation du prix des céréales et de l’énergie, et l’afflux de millions de réfugiés nous amèneront-ils à négocier ? Nous devrions nous y préparer dès maintenant : accélérer notre révolution énergétique et remettre en culture toutes les terres disponibles en Europe. Car la guerre peut durer des années.
La quatrième observation est sanitaire. J’ai vu là-bas des blessures physiques et psychologiques que je n’avais vues nulle part en si grand nombre. Ni en France pendant les attentats, ni au Liban que je connais, ni en Afghanistan où j’avais servi comme médecin militaire. Un exemple me marquera. Dans l’Est, des civils avaient été blessés lors du bombardement de leur ville. Leur quartier grouillait de Russes et les combats continuaient. Blessés, sans soin, ils durent se terrer plusieurs jours dans des caves. Certains ne parvinrent à Lviv que vingt jours après leur blessure. Imaginez l’état psychologique de ces malheureux laissés durant des semaines sans soins dans la crasse et la peur. Lors de leur première nuit à l’hôpital de Lviv, la sirène retentit. Paniqués, des dizaines d’entre eux vont alors s’échapper de leur chambre et courir en tous sens, pris d’une crise de panique telle que les psychiatres n’en avaient jamais vu. Les séquelles physiques et psychologiques vont être immenses.
La cinquième observation est politique. Nous aidons les Ukrainiens en leur livrant armes et renseignements. La France pourrait facilement monter aussi une opération de diplomatie de grande envergure en envoyant quelques médecins volontaires pour trier sur place les blessés de guerre, et réguler leur admission dans plusieurs hôpitaux européens. Je l’ai fait de façon artisanale pour un officier blessé, avec mon seul carnet d’adresses et l’aide très réactive du Quai d’Orsay. La massification de la démarche permettrait à la France de gagner de précieuses amitiés sans le coût politique des livraisons d’armes. La diplomatie sanitaire est un outil que la France devrait systématiser, et pas seulement en Ukraine.
La sixième observation est personnelle. La plus grande leçon de mon voyage, je l’ai vécue à mon retour, en franchissant la frontière polonaise. En 500 mètres, je quittais brutalement une lourdeur omniprésente pour une campagne paisible, prospère, léchée, sans cette inquiétude sourde qui vous tenaille dans votre être le plus profond. Brutalement, j’étais dans un endroit où nul soldat ne vous arrêtait pour contrôler je ne sais quoi. Où nulle sirène ne vous rappelait la mort omniprésente. C’était la paix familière.
Et là, taquinerie du hasard, alors que nous roulions depuis cinq minutes dans ce monde tranquille, retentit à la radio une improbable chanson de Joe Dassin : Si tu n’existais pas. Cela dura de très longues minutes, comme pour me donner le temps de savourer ce signal de bienvenue. Bienvenue à la maison. Sentiment naïf peut-être exacerbé par deux semaines d’épreuves, mais j’avoue avoir eu la gorge serrée. Effectivement, si notre Europe « n’existait pas », il faudrait l’inventer. Nous sommes des enfants gâtés qui ne comprenons pas notre chance.
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