Julien Aubert : « L’intelligence artificielle ne va pas évincer les cols bleus mais les cols blancs »
Julien Aubert, vice-président et membre du comité stratégique des Républicains, alerte sur les conséquences probables de la révolution technologique provoquée par l’intelligence artificielle. S’il défend la signature d’un traité international consacré à l’IA afin de réguler cette nouvelle technologie, il regrette que la France soit pour l’heure totalement absente du combat en train de s’engager pour la maîtrise de cet outil.
Une révolution technologique, éthique et politique est en marche, et nous regardons ailleurs. En effet, l’irruption de l’intelligence artificielle dans le débat public, en novembre 2023, montre que ce qui était jusqu’ici de la science-fiction est en train de se matérialiser sous nos yeux. Le drame est que le rythme d’évolution de l’IA est exponentiel, ce qui fait que les délais classiques de prise de décision, de concertation démocratique ou même de réflexion sont eux-mêmes trop lents par rapport à ce qui s’apparente à un ouragan anthropologique.
Un exemple de cette révolution en devenir commence à apparaître : ChatGPT dans ses versions ultérieures sera probablement en capacité de remplacer un certain nombre de métiers qualifiés : meilleur médecin qu’un docteur, meilleur juriste qu’un avocat, meilleur professeur qu’un enseignant… Le champ est large. On ne parle pas d’un horizon lointain, mais possiblement de demain : le patron de Turnitin, service américain fondé en 1998, qui permet la détection du plagiat en source fermée basé sur internet, a expliqué récemment que sa société allait remplacer 80 % des salariés par GPT-4 et autres IA d’ici à fin 2024.
Les experts économiques se rassurent en rappelant que toutes les révolutions technologiques ont fait disparaître des métiers, mais qu’elles en ont créé de nouveaux. C’est exact, mais pour la première fois, une révolution technologique ne va pas évincer les cols bleus mais les cols blancs, et donc impacter directement la classe moyenne et la bourgeoisie, piliers des démocraties occidentales. De plus, ce changement va s’opérer en quelques années, peut-être quelques mois.
Si l’IA déstabilise les emplois de demain, tout ce qui se raconte sur l’avenir de nos retraites est à repenser. Ce seul défi mériterait qu’on consacre à l’IA la quasi-totalité de nos échanges au Parlement. Et pourtant, ce n’est pas le seul : l’IA pourrait modeler, bien plus encore que ce que font internet, Facebook ou Google, la perception de la réalité, de la vérité et l’essence même des relations sociales. Le fait de la mettre à disposition de tous a d’ailleurs transformé l’humanité en un vaste champ d’expérimentation sur l’impact que peut avoir l’IA sur notre vie et, en retour, sur la manière dont l’IA pourrait évoluer à notre contact. De la même manière que personne n’est en capacité de contester le résultat d’une opération de multiplication à 8 chiffres sur une calculatrice, l’histoire, la géographie ou la littérature ne seront bientôt que ce que l’IA accepte de dire ou non sur ces thématiques. La créature, plus intelligente et plus performante que l’homme (GPT-4 connaît cent fois plus de choses qu’un humain, alors que ses connexions sont moins denses que le cerveau humain) pourrait devenir notre maître.
C’est pourquoi l’IA ne relève pas de l’intérêt commercial individuel mais bien d’un sujet d’intérêt général et même de sécurité nationale. La France pourrait prendre quatre initiatives, en s’inspirant de ce qui a été fait pour l’arme atomique.
La première est juridique. Un traité international consacré à l’IA devrait être signé sous les auspices du Conseil de sécurité des Nations unies, avec une agence d’inspection qui aurait accès à toutes les données de recherche, publiques ou privées, sur l’IA, afin de vérifier qu’aucun usage malveillant ne puisse être fait. Contrairement à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), il ne s’agira pas d’empêcher la prolifération, car elle est inévitable dans le cas de l’IA, du fait de son mode d’apprentissage ouvert. En revanche, ce traité pourrait qualifier juridiquement l’IA avec un statut à part, distinct des hommes, des animaux et de la flore, et identifiant ses droits et ses devoirs.
La seconde est industrielle et financière. La stratégie nationale pour l’intelligence artificielle, qui a jeté les bases d’une structuration de long terme de l’écosystème d’IA, n’a pour l’instant rien changé au fait que la France est totalement absente du combat titanesque qui est en train de s’engager pour la maîtrise de cette technologie, à coups de dizaines de milliards de dollars. En réalité, nous butons sur l’absence d’un Microsoft ou d’un Google français. Désormais, soit nous jetons l’éponge – certains pensent qu’il est trop tard – soit nous nous engageons dans cette bataille comme un pays se mobiliserait pour une guerre mondiale. Voilà pourquoi tous les outils et acteurs publics et privés aujourd’hui épars (supercalculateur du CNRS, Qwant, OVH Cloud…) doivent être mieux coordonnés pour atteindre une masse critique française en ce domaine.
La difficulté est de ne pas perdre de vue l’objectif de sécurité nationale, tout en évitant le piège d’un nouveau « Minitel franco-français ». Il est possible de nous unir à d’autres pays européens, mais en respectant cette grammaire souveraine. Pour cela, nous devons être capables de sortir des règles qui entravent dans ce pays toute prise de risque. Il nous faut imaginer de nouveaux modes de rémunération en sortant de la grille indiciaire de rémunération des chercheurs et ingénieurs, pour aller vite et embaucher les meilleurs spécialistes en les payant ce qu’il faut. Hier comme aujourd’hui, on ne négocie pas, on ne mégote pas sur le cerveau d’Albert Einstein.
La troisième initiative est économique. Une mission tous azimuts devrait être lancée pour anticiper l’impact de l’IA sur le modèle de protection sociale, sur le marché de l’emploi, sur l’école, et sur la fiscalité. Par exemple, les formations proposées à partir de 2024 devraient systématiquement proposer un volet consacré à l’IA, et les nouveaux métiers que l’IA pourrait générer devraient être identifiés, recensés et anticipés.
La quatrième initiative est politique. Une réflexion sérieuse doit être menée sur le transhumanisme : en permettant « l’homme augmenté » ne vient-on pas briser l’égalité juridique entre citoyens et accroître les inégalités sociales ? Faut-il l’autoriser ? Peut-on l’interdire ? Est-ce la seule manière d’équilibrer les IA fortes qui pourraient surgir demain ? À partir de quelle part synthétique, « l’homme augmenté » n’est plus un homme mais une machine ou une espèce différente ?
Aujourd’hui, comme en 1945 lorsque les États-Unis d’Amérique se sont dotés de la bombe atomique, la France est distancée par la Chine et les États-Unis. Alors que le sujet peine à émerger dans le débat public, ce sont des entreprises privées qui se sont emparées de l’avenir de l’IA, certaines avec le désir d’en tirer profit, d’autres dans l’espoir de créer une forme de régulation mondiale. Cette situation de dépendance et d’apathie civilisationnelle est dangereuse. Réagissons !
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